Cultiver l’avenir : histoire d’une ferme en transition

Depuis les années 1960, la ferme Ouali s’étend sur 400 hectares à Oum Hani et Borj Ouali dans la délégation de Menzel Bourguiba, dans le gouvernorat de Bizerte. Située dans une zone collinaire proche du lac de Bizerte, elle a longtemps été dédiée à l’arboriculture, avec des oliviers typiques de la région, ainsi qu’à la céréaliculture (blé dur, orge, avoine et légumineuses). Comme de nombreuses exploitations tunisiennes, elle a suivi une approche agricole conventionnelle, adaptée aux ressources et aux savoir-faire de son époque. En 2014, Chiheb Ouali, fils des propriétaires, a rejoint l’exploitation pour y introduire des pratiques agricoles plus résilientes face aux défis environnementaux, consolidant une transition vers l’agriculture de conservation déjà amorcée par son père, Faouzi Ouali, en 2005.
Un agriculteur entre ancrage local et vision durable
Chiheb Ouali a grandi au rythme des saisons et des récoltes, imprégné du travail accompli par sa famille sur ces terres. « Quand on grandit dans une ferme, on comprend vite que chaque décision a des conséquences à long terme. Cette terre a nourri des générations et mon rôle aujourd’hui est de faire en sorte qu’elle continue à produire durablement. »
Il poursuit ses études en Belgique et devient ingénieur agronome, puis revient en Tunisie avec la volonté de mettre en pratique ses connaissances. En 2022, il reprend une partie de la ferme familiale tout en fondant ECOSOL Consulting, une société spécialisée dans le service et l’accompagnement des agriculteurs vers des pratiques plus durables. « Il ne s’agit pas seulement de conseiller, mais de mettre en pratique et d’apprendre de ses propres résultats. Reprendre la ferme et créer ECOSOL en parallèle, c’était une manière de relier la théorie et la pratique, de tester moi-même ce que je recommande aux autres. » Dès lors, il s’engage dans une démarche progressive de transition agroécologique, convaincu que l’agriculture doit évoluer pour s’adapter aux nouvelles réalités climatiques et économiques.
Chiheb Ouali dans son exploitation
De l’agriculture conventionnelle à l’agriculture de conservation
L’exploitation familiale a suivi pendant des décennies un modèle d’agriculture conventionnelle, basé sur le labour et l’utilisation d’intrants chimiques pour assurer des rendements réguliers. Mais dès 2005, une première évolution s’amorce lorsque le père de Chiheb s’intéresse à l’agriculture de conservation dans le cadre d’un projet mené avec l’Institut National de la Recherche Agronomique de Tunisie – INRAT et l’Institut National des Grandes Cultures – INGC. Il adopte alors des techniques visant à préserver la fertilité des sols en réduisant leur perturbation mécanique.
Le semis direct :
La notion de semis direct (SD) a été introduite en Tunisie en 1999, via un projet de développement agricole et rural intégré, visant l’introduction du SD dans le pays, avec des parcelles de démonstration et des parcelles conduites en système conventionnel. Le projet a montré de bons résultats agronomiques et économiques. Le début des années 2000 est également marqué par la diffusion du concept d’« agriculture de conservation », avec ses trois principes fondateurs : (1) Non perturbation du sol ; (2) rotation des cultures (3 ) ; couverture permanente du sol (couvert végétal ou résidus de cultures). De 2001 à 2004, la première phase du Projet d’Appui au Développement de l’Agriculture de Conservation (PADAC), financé par le Fond Français pour l’Environnement Mondial (FFEM) et géré par l’Agence Française de Développement (AFD), a œuvré pour le développement du SD en Tunisie. Cette première phase a permis, pour les agriculteurs qui le souhaitaient, un soutien logistique à travers la mise à disposition de semoirs spécifiques au SD, ainsi qu’un encadrement technique assuré par le Centre Technique des Céréales (CTC, devenu INGC) et l’École Supérieure d’Agronomie du Kef (ESAK), avec l’appui de structures internationales comme le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD). La deuxième phase du projet PADAC, qui s’est déroulée de 2006 à 2009 et a également été financée par le FFEM et gérée par l’AFD, a été marquée par la création de l’association pour une agriculture durable (APAD). L’APAD avait pour rôle de regrouper les agriculteurs et professionnels et de mieux les accompagner en se référant aux organisations gouvernementales déjà présentes dans la première phase, à savoir l’ESAK et le CTC.
« Mon père a été le premier à tester ces nouvelles pratiques sur la ferme. Il avait compris que préserver les sols, c’était assurer leur productivité sur le long terme. » Inspiré par cette approche, Chiheb poursuit et approfondit cette transition lorsqu’il rejoint l’exploitation familiale en 2014. « J’ai voulu aller plus loin en appliquant ces principes à plus grande échelle. L’agriculture de conservation repose sur trois piliers : ne pas labourer, maintenir une couverture végétale permanente et diversifier les cultures. »
Conscient des effets du changement climatique sur son exploitation, il intègre aussi des stratégies d’adaptation, en ajustant les cycles de semis et en sélectionnant des cultures plus résistantes aux sécheresses comme le caroubier et le figuier de Barbarie. « On ne peut plus semer comme il y a vingt ans. Il faut observer, tester et ajuster chaque année. »
Plantation de figuiers de barbaries dans un champ de blé et plantation de caroubiers
En parallèle, il adopte des mesures d’atténuation, visant à réduire l’impact environnemental de son exploitation. Il limite l’usage des intrants chimiques, optimise la consommation d’eau et met en place des pratiques permettant de stocker du carbone dans les sols. « Chaque geste compte. Réduire les pesticides, c’est protéger la biodiversité, mais aussi les ressources en eau. Préserver les sols, c’est s’assurer qu’ils restent fertiles sur le long terme. »
Bassin de collecte des eaux
Si ce changement a nécessité des investissements importants, notamment pour l’achat d’un semoir adapté au semis direct, Chiheb a rapidement mis en place des stratégies pour assurer la viabilité économique de son exploitation. « La transition demande des efforts au début, mais elle devient rentable si elle est bien planifiée. L’analyse des besoins sur plusieurs années, la gestion raisonnée des intrants et l’entretien des équipements sont essentiels pour limiter les coûts et garantir une production durable. » En adoptant ces pratiques, il a su réduire les pertes, mieux maîtriser les charges de production et renforcer la résilience économique de sa ferme.
Un engagement renforcé avec ADAPT Céréales
Depuis 2024, Chiheb Ouali bénéficie du programme ADAPT Céréales, qui vise à soutenir la production céréalière en Tunisie à travers un fonds d’appui destiné à alléger les coûts de production des agriculteurs. Ce dispositif permet, via les collecteurs mandataires de l’Office des Céréales, d’améliorer l’accès aux intrants essentiels comme les semences et les engrais, ainsi qu’aux services agricoles. Une convention a récemment été signée avec l’INGC pour accompagner progressivement les producteurs vers des pratiques plus durables. « Ce type de programme est un levier important pour la Tunisie car il permet de soutenir les agriculteurs face aux défis actuels et de favoriser une transition progressive vers des pratiques plus durables. »
Chiheb, toujours tourné vers l’avenir, espère poursuivre cette transition en testant de nouvelles méthodes adaptées aux réalités climatiques tunisiennes. « Nous avons encore beaucoup à apprendre, mais chaque avancée nous rapproche d’un modèle plus équilibré, à la fois pour la terre et pour ceux qui la cultivent. »